Compte-rendu de la conférence de 17h rédigé par Carole Pellouchoud de “Le fin mot communication”
SwissTech Convention Center, EPFL, Lausanne / 24 novembre 2015
A l’occasion de son 10e anniversaire, Alliance a invité les entreprises et chercheurs du pays à se pencher sur la montre connectée, et les menaces et opportunités qu’elle représente pour l’horlogerie suisse, fleuron de notre industrie. S’il n’y a pas «le feu au lac», reste à savoir si, demain, l’émotion véhiculée par les horlogers helvétiques résistera face à l’attrait de la fonction, des fonctions apportées par la vague technologique en marche.
«De véritables passeurs d’innovation», «un réseau d’accompagnement d’exception pour nos PME et grandes entreprises», etc. Les premiers mots d’Adrienne Corboud Fumagalli, vice-présidente innovation et valorisation à l’EPFL, qui ouvrait cette conférence, ont été pour Alliance et ses dix années d’excellence, avant de plonger dans le vif du sujet: «Qu’en est-il des montres intelligentes? Evolution ou révolution? Continuité ou rupture? Allons- nous, comme le redoutait il y a un an le journaliste Fabrice Delaye dans les colonnes du magazine Bilan, devenir des cybercondriaques?» Puis de mettre le doigt sur le défi lancé à l’horlogerie suisse: «Conserver sa place dans un marché de niche à forte valeur ajoutée, tourné vers l’exportation, la tâche n’est pas aisée.» Une bonne raison, ajoutait Roland Luthier, directeur d’Alliance, «de vous proposer aujourd’hui cette réflexion, et ce, d’autant que les entreprises horlogères représentent 15% de nos membres».
Une montre? Un instrument de mesure, un objet décoratif, un héritage
Dans la salle, quelque 350 personnes, horlogers, hautes écoles et instituts de recherche, entreprises et start-up du monde de l’électronique, de la mesure, de la santé, etc., toutes rapidement scotchées à la présentation de Christian Simm, CEO de Swissnex San Francisco, qui s’ouvrait sur une montre à la fois futuriste et dépassée, celle de… Star Trek! «Combien y a-t-il de poignets connectés dans la salle?» Une dizaine de mains se lèvent. Installé depuis plusieurs années au sein de la Silicon Valley, Christian Simm invite alors le public à changer son regard, et à se mettre dans la peau d’un «techy», créateur insatiable de nouvelles technologies – et de nouvelles entreprises – dans des domaines complètement différents.
Qu’y a-t-il dans une montre? Un instrument de mesure, un objet décoratif et un héritage que l’on transmet à ses successeurs. Fort d’un diaporama riche en illustrations extrêmement percutantes, le CEO de Swissnex a offert un panorama des objets les plus innovants disponibles actuellement sur le marché, explorant de nouvelles façons de mesurer et de décorer, de la montre qui propose des informations médicales sur son porteur jusqu’aux pilules à avaler qui renseignent sur les effets des médicaments, en passant par la bague émettrice de messages en provenance de votre téléphone, ou encore des vêtements qui changent de couleur selon les émotions, affichent les tweets reçus, vous font ressentir les mêmes sensations qu’une autre personne connectée – un joueur de rugby par exemple – ou dont les manches vibrent pour vous indiquer le chemin, vous permettant de relever enfin le nez de votre écran et du plan qui s’y trouve. Mesurer, être informé, exprimer son originalité, partager, ressentir… Les nouvelles technologies explorent aussi l’humain dans ce qu’il a de plus singulier, et semblent pouvoir intégrer tous les matériaux de notre environnement: ainsi, Google travaille sur du fil à coudre conducteur!
«Les pistes du futur se dessineront dans les domaines des technologies «blockchain» – à l’origine du bitcoin –, la conductivité du corps, l’énergie et les batteries distribuées, les protocoles d’échange de données, la puissance de calcul distribuée, les nouveaux capteurs et les interfaces», a conclu Christian Simm, en citant l’auteur de science- fiction William Gibson, «The future is already here, it’s just not very evenly distributed», le futur est déjà là, il n’est simplement pas très bien réparti.
Qu’en disent les principaux intéressés, représentants de l’horlogerie suisse? Claude Vuillemez, directeur des produits horlogers chez Richemont International SA, l’avoue d’emblée, «une nouvelle normalité s’installe», «a new normal.».
La Suisse produit 3% des montres de la planète, mais 80% en valeur
Avant d’aborder la question de fond, à savoir «y a-t-il menace?», il a précisé un certain nombre d’éléments sur la place de l’horlogerie suisse sur le marché mondial: «La Suisse produit actuellement 3% des montres de la planète, mais 80% de la valeur. Nous ne fonctionnons pas sur le volume, mais sur l’émotion. D’ailleurs, bien que le volume des ventes stagne depuis quelques années – davantage en raison du franc fort que de l’arrivée des montres connectées, qui se situent dans une autre gamme de prix –, la valeur de celles-ci augmente. Les montres de luxe représentent en Suisse 15% du marché, et 83% de sa valeur.»
Et de rappeler que le secteur avait déjà connu d’autres crises, notamment celle du quartz au début des années 80, qui a vu l’Asie lui ravir d’importantes parts de marché. A cette époque, le nombre de travailleurs de l’horlogerie a passé en Suisse de 90’000 à 30’000. «D’autres crises ont eu lieu, et certaines vont sans doute arriver, à l’image du secteur de la photo, qui a passé de l’argentique au numérique, puis à l’arrivée des téléphones qui photographient. Mais nos montres, obsolètes depuis 40 ans, tiennent toujours le haut du pavé.»
Loin de balayer du revers de la main la vague technologique qui déferle, Claude Vuillemez reconnaît qu’il s’agit de tenir compte des nouvelles façons de concevoir (imprimantes 3D), d’entrer dans le jeu de l’innovation et de jeter des ponts vers le numérique – le poignet étant par nature un endroit stratégique, propice à l’interaction – tout en maintenant les efforts pour valoriser les atouts de l’horlogerie suisse.
«Dans le combat de l’émotion contre la fonction, nous avons le monopole de l’émotion. A nous de valoriser l’artisanat, la poésie, d’améliorer la qualité, le service client, etc. En résumé: hope for the best, plan for the worst. Espérer le meilleur, se préparer au pire.»
Table ronde: «Quel est l’état de la menace?»
Claude Vuillemez, Directeur des produits horlogers, Richemont International SA.
Sous-estime-t-on l’impact émotionnel d’une montre connectée?
C’est possible. La situation comporte autant d’opportunités que de risques.
Nous restons ouverts, mais nous sommes aussi conscients que tout le monde
ne voudra pas forcément confier ses données personnelles à Google, ni porter au poignet un produit rapidement obsolète.
Christian Simm, CEO Swissnex San Francisco• Il y aura toujours une place pour les Ferrari, même dans le monde de TESLA.
• Fondamentalement, la question est: aujourd’hui, on ne peut plus faire sans un smartphone. Pourra-t-on, demain, faire sans une montre connectée?
• L’innovation passe par le mariage des cultures, des métiers. Dans la Silicon Valley, Swissnex est en train de monter un centre d’innovation de 1500 mètres carrés, sans murs,
dans lequel seront conviés à innover des acteurs importants tels que Nestlé, l’Ecal, etc.
Denis Piquerez, Wearable Technology Division Manager, SOPROD SA• Le mouvement à quartz dure deux ans, mais est-ce rédhibitoire? Les utilisateurs qui auront goûté à la montre connectée ne voudront plus revenir en arrière. Or, il y a 12,5 millions de pièces en jeu. Nos entreprises veulent-elles laisser ce marché aux autres?
• Nous proposons un écosystème complet, des mouvements analogiques connectés, modulaires, qui peuvent être habillés selon la corporate identity de l’entreprise.
Les horlogers suisses doivent se réveiller, nous avons ici l’énergie nécessaire pour proposer des solutions. Toute l’innovation ne se trouve pas à la Silicon Valley.
• La killer app n’existera pas. La montre connectée offre de nouvelles opportunités dans les domaines du médical et de la biométrie et les applications seront multiples. La montre de demain vous donnera la possibilité d’agir sur le monde extérieur, de payer, de déverrouiller, etc.
Mario El Khoury, CEO, CSEM• Le gros désavantage de la montre, c’est la petitesse de son écran. Son principal avantage? Se situer à un endroit stratégique, de surcroît en contact avec la peau, ce qui ouvre de nombreuses perspectives. Reste à savoir qui créera la killer app!
• Le marché suisse se situe dans le très haut de gamme. Cette partie n’est pas en péril, mais le segment des montres de 500 à 1000 francs est vulnérable. Il n’y a pas le feu au lac, mais on ne peut pas non plus s’endormir… A moins de vouloir abandonner ce créneau et ce volume. En revanche, on ne se différenciera pas en imitant Google ou en achetant des composants chez les mêmes fabricants que nos concurrents et en les assemblant.
Peter Stas, Membre du comité exécutif, Frédérique Constant SA
• Marier la mécanique et l’informatique n’est pas simple, ce sont deux mondes qui fonctionnent différemment. L’alimentation des montres connectées est également un souci pour nous: une montre suisse de luxe doit encore fonctionner après dix ans. Et puis c’est difficile de vendre des montres carrées aux hommes… Toutefois, je ne vois pas tout cela comme une menace, mais comme l’opportunité de créer
quelque chose de nouveau.
• Demain, les montres s’affranchiront du téléphone. La montre sera le hub de nombreux autres instruments. • Lançons-nous, participons, apprenons, et ça va venir